Les élections américaines n'auront pas lieu

Élection américaine, cuisine africaine, personne d'origine asiatique : est-il très pertinent, précis et donc inclusif d'utiliser des termes si génériques pour désigner des réalités bien plus spécifiques ? A la fin de cette newsletter, vous saurez définir (et aurez un avis) sur les gentilés totalisants. Impressed ?

re·wor·l·ding
7 min ⋅ 31/10/2024

Le mardi 5 novembre aura lieu l'élection présidentielle américaine. Mais depuis quelques jours, quelque chose m'interpelle dans un des mots de cette phrase : "américaine". Parce qu'il me semble qu'outre-Atlantique, l'électorat ne s'apprête pas à choisir le ou la prochaine Présidente de l'Amérique mais des États-Unis. N'y a-t-il pas une différence ? Et étant partisane d'un langage inclusif et précis, ne devrais-je pas recommander de parler des élections "états-uniennes" ? Réponses.

Américain vs états-unien : ambiguïté vs gauchisme

J'ai passé le week-end avec un ami devenu accroc à Gémini, l'intelligence artificielle de Google. Étant moi-même une ancienne employée de la maison (où j'ai passé 10 années incroyables et trouvé ma vocation de formatrice), j'ai réalisé que je sous-exploitais cette ressource pourtant à un clic de moi. Aussi, quand je me suis lancée dans le sujet qui nous occupe aujourd'hui, j'ai interrogé Gemini.
Et j'ai réussi à le faire bugger.

Gemini a préféré ne pas me répondre pas peur d'imprécision : c'est la meilleure réponse que l'algorithme pouvait me faire pour me faire l'aimer encore plus.

Finalement, en revoyant mon prompt (mon instruction à l'IA) et quelques lectures plus tard, voici l'essentiel de ma découverte :

  • la définition même du mot "américain" dans divers dictionnaires est double : "des États-Unis d'Amérique" ou "du continent américain"

  • dans la diplomatie internationale, "américain" est le terme officiel pour désigner les personnes, organisations ou politiques des États-Unis (USA)

  • cette double définition est donc une ambiguïté assumée du mot qui désigne à la fois un continent dans son entier (parfois appelé "les Amériques" pour forcer la distinction) et un pays (les États-Unis d'Amérique)

  • depuis le début du 20e siècle, le mot "états-unien" a émergé mais reste en usage très minoritaire car considéré comme péjoratif et surtout marqué politiquement (très) à gauche : il est assimilé à une critique de l'impérialisme des États-Unis et rejeté comme un néologisme au service de l'idéologie altermondialiste.

Sur ce dernier, point, il est intéressant de noter que ce néologisme suscite des discours de rejet similaires à ce qu'on observe dans le champ du langage inclusif quand on crée par exemple des néologismes inclusifs comme "auditeurice". Sur Wikipedia, on lit que le mot "états-unien" a provoqué de vives réactions, le désignant par exemple comme :

« néologisme particulièrement choquant, qui a déjà tenté à plusieurs reprises son entrée dans le vocabulaire géographique » (...) « porte-drapeau des cecaiens, des urssiens et autres barbarismes à proscrire ».

J'ai du mal à ne pas ressentir ici le même genre de véhémence (pour ne pas dire violence), de dégoût, de condescendance que dans les commentaires négatifs reçus par mon interview sur Welcome to the Jungle, postée la semaine dernière (les commentaires les plus savoureux se lisent sur Instagram mais il y a aussi quelques perles sur LinkedIn). Les néologismes, et plus largement l'évolution de la langue française, ça met les gens à cran. Mais passons.

Quand on lit le point de vue de spécialistes de la langue, dans la rédaction, la correction ou la linguistique, on trouve (heureusement) des perpectives plus mesurées. Je trouve que celle de Martine et Olivier, correctrice et correcteur pour le Monde, résument bien une position qui me semble raisonnable :

Pour notre part, en tant que correcteurs (sic) du site Internet du Monde, vestales de la langue française et responsables de sa bonne tenue orthographique et sémantique, nous sommes tenus d’avoir une opinion, qui est la suivante : Américain a pour lui la légitimité historique, Etats-Unien, son « challenger », est assez pertinent et comble en partie un manque lexical ; en fait, ils se complètent et nous laisserons donc les deux cohabiter… même si nous titille la tentation d’une pratique nouvelle.

Blog Langue sauce piquante, du Monde (2007)


A titre personnel, je ne suis pas gênée par l'ancrage politique à gauche du mot états-unien (ça ne devrait pas vous surprendre). Mais comme de manière générale, mon objectif est toujours la moindre résistance auprès de mon audience pour créer les conditions favorables au dialogue, j'adopte aussi des stratégies de contournement : je peux utiliser le mot "US" comme un adjectif, "des US", ou "des États-Unis" en fonction du contexte.

Mais qu'en dit-on aux États-Unis, justement ?

Réfléchir à ce qu'on dit vraiment quand on choisit un mot plutôt qu'un autre : c'est ce que je trouve tellement enrichissant dans la pratique d'un langage inclusif, en tant que défi intellectuel.

Si en France l'expression même de langage inclusif renvoie pour la grande majorité des gens à la question de la visibilisation des femmes dans la langue, avoir travaillé 10 ans dans une entreprise états-unienne (voilà) a énormément contribué à me donner une vision plus large de ce qu'on peut entendre par "langage inclusif".

Une expression qu'on rencontre d'ailleurs aux États-Unis est celle de langage précis, “precise language”, que je trouve hyper pertinente : choisir le mot le plus précis pour désigner la réalité d'une situation ou de l'expérience d'une personne fait pour moi intégralement partie d'une pratique inclusive du langage.

« Par exemple, alors que le terme de « minorité » est toujours utilisé aux Etats-Unis comme une manière de décrire une personne non blanche, beaucoup de personnes ne l’apprécient pas ; et dans certains cas, c’est factuellement faux. En remplaçant « minorité » par un terme plus précis comme « historiquement sous-représenté », vos mots sont plus justes et empouvoirant (empowering) pour les personnes de votre entreprise qui s’identifient comme en faisant partie. »

« Striving for a more inclusive workplace? Start by examining your language », Thinkwithgoogle.com


Cela étant dit, aux États-Unis, l'utilisation du mot "american" reste la norme, à quelques rares exceptions près.

Suzanne Wertheim est titulaire d'un doctorat en linguistique et autrice du livre "The inclusive language field guide" dont je recommande vivement la lecture (pour le moment non traduit en français). Cet ouvrage offre une perspective complètement transversale à la question du langage inclusif, applicable à toutes les langues et toutes les dimensions des identités.

L'autrice propose en effet 6 principes très concrets permettant de guider sa pratique d'un langage inclusif :

...

re·wor·l·ding

Par Alicia Birr

Un des éléments fondamentaux pour cultiver son regard critique sur les mots est de toujours avoir en tête où se situe celle ou celui qui écrit : notre âge, notre genre, notre passé, notre présent, nos conditions de vie influencent évidemment ce que nous ressentons, pensons et comment nous l’exprimons avec des mots (si même on parvient à l’exprimer, soit parce que l’on manque des mots pour le faire ou que l’on n’a pas d’espace où rendre publics, visibles ces mots).

Aussi, il me semble inconcevable de contribuer à cette vaste entreprise d’éducation par la déconstruction du langage sans dire où moi, je me situe.
Je suis une femme blanche, cisgenre, hétérosexuelle, en couple, mariée, mère de trois enfants, dans ma quarantaine, vivant à Paris, doublement diplômée dans des cursus dits prestigieux, ancienne cadre dans une entreprise multinationale, aujourd’hui indépendante, je suis privilégiée.
Je suis une femme qui a été témoin de violences sexistes depuis son enfance, qui a été harcelée, qu’un homme a tenté d’agresser dans le métro sans que personne n’intervienne, qu’on a traitée de conne en réunion, qui a subi des violences obstétricales.
Je suis une femme féministe, qui a milité dans une association LGBTQI+, qui a été hôtesse d’accueil à la Défense, qui a créé, dirigé puis fermé son entreprise, qui adore l’école, qui aime beaucoup parler en public et former les gens, qui coache d’autres femmes.

Récemment, j’ai réfléchi à la notion de syndrome d’imposture et j’ai décidé de bannir cette expression de mon vocabulaire. Il y a plein de raisons que je pourrais invoquer pour délégitimer ma position : que je ne suis pas linguiste ou que je n’ai jamais été créa dans une agence de com. Mais il y a quelques temps j’ai entendu Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe, parler de sa propre légitimité à s’exprimer sur les questions écologiques, dont il n’est a priori pas expert sur le papier. Aux critiques qui cherchent à déligitimer son discours, donc, il répond simplement : “Mais je m’en fous, je sais que ce que je dis est intéressant”. Et j’ai décidé que pour moi, c’est pareil.

J’ai même envie de dire que c’est parce que je ne suis pas linguiste que ce que j’écris est intéressant : parce que c’est ancré dans le concret de mon quotidien, parce que c’est dit avec des mots accessibles (en tout cas, j’espère). Et que c’est nourri par mes expériences personnelles et professionnelles : j’ai travaillé dans la musique, dans la mode, dans les médias, chez Google, en tant que coach, productrice évènementielle, j’ai travaillé avec des bouts de ficelles et des moyens dispendieux, je suis retournée deux fois me former pour compléter ma formation initiale en sciences politiques.

Aujourd’hui, tout ça s’articule, les points se relient, et je donne du sens à mon parcours sur le vaste terrain de jeu du langage inclusif avec re·wor·l·ding, qui se veut à la fois un espace pédagogique de création de contenu accessible à toutes et à tous, et un véhicule pour faire de la formation et du conseil en communication inclusive dans les entreprises, ainsi que du coaching en management et leadership inclusif.

Vous pouvez aussi me suivre sur LinkedIn.

Les derniers articles publiés