re·wor·l·ding

Langage inclusif dans l'espace public, vieux stéréotypes, nouveaux imaginaires : une newsletter pour cultiver son esprit critique en décryptant les mots qui nous entourent.

image_author_Alicia_Birr
Par Alicia Birr
19 juil. · 5 mn à lire
Partager cet article :

Littérature et écriture inclusive : on lit quoi ?

Pour la dernière newsletter re·wor·l·ding avant la pause estivale, je m'éloigne un peu de ma marotte publicitaire pour vous parler littérature et langage inclusif. En bonus, je vous propose en fin de newsletter une liste collaborative de références littéraires en inclusif. Alors, vous allez lire quoi cet été ?

J’ai toujours été ce qu’on appelle une grande lectrice : ce n’est pas moi qui le dis, mais le monde de l’édition qui nomme ainsi les gens qui lisent plus de 20 livres par an (de préférence de la new romance pour les filles et des polars pour les garçons). Depuis que je suis tombée dans le vortex du langage inclusif en 2020, mes lectures ont beaucoup évolué : le renforcement de mes intérêts féministes me fait lire en très grande majorité des autrices plus que des auteurs et des essais plus que de la fiction.

Dans le domaine des essais féministes, l’emploi d’une écriture inclusive est fréquente, pour ne pas dire la norme aujourd’hui (dans des formes qui varient). Mais j’ai découvert que dans la fiction, même si c’est une pratique très minoritaire, elle tend aussi à se développer : et c’est encore suffisamment rare pour être relevé par les médias, comme lors de la sortie du roman Cavales d’Aude Walker en 2022 ou plus récemment Vallée du silicium d’Alain Damasio. Je ne suis pas critique littéraire mais à l’approche des vacances estivales qui sont souvent synonymes de détente et de lecture, je voulais vous partager quelques idées de romans en écriture inclusive à glisser dans votre sac de plage / de montagne / de terrasse (vous choisissez).

La frustration des autrices et des auteurs face au “masculin qui l’emporte”

Lors de mes lectures, j’ai plusieurs fois observé un sentiment partagé par des écrivaines et des écrivains quant à la difficulté de pouvoir exprimer précisément ses idées dans le cadre d’un français conventionnel où “le masculin l’emporte(rait) sur le féminin”.

Dans L’écriture inclusive, et si on s’y mettait ? écrit et dirigé par Raphaël Haddad et auquel j’ai contribué, Marie Darrieussecq le formule très clairement dans le chapitre qu’elle a écrit “Peut-on en finir avec le pré-dit de la domination masculine en français ?” où elle partage sa frustration, au moment de l’écriture de Le Pays, histoire d’une grossesse, face à “la résistance du français au féminin” :

Ce livre aurait eu besoin d’une plus grande disponibilité du français au féminin ; car me voilà à batailler avec le pronom quelqu’un… J’aurais aimé écrire : Quelqu’un·e était venue (…)
Il faudrait une langue française possible au féminin. Ou sans genre, mais sans genre pour aucun des genres. Une langue où je puisse parler depuis mon corps de femme sans être obligée de me neutraliser. Une langue qui m’autoriserait à écrire sans devoir céder phrase après phrase à ce qu’Eliane Viennot a nommé la “règle scélérate” : “Le masculin l’emporte sur le féminin”.

Comment partager l’histoire de l’intime, l’expérience d’un corps féminin (qu’il soit cisgenre ou non) quand la langue nous contraint à l’emploi du masculin dit générique pour la raconter ?

Au-delà de l’impossible récit de certaines expériences, le français non inclusif enferme aussi le lectorat dans certaines représentations : si le langage inclusif veut féminiser les noms de métiers, c’est, entre autres choses, pour déjouer les stéréotypes de genre qui leur sont associés. En littérature, c’est la même chose : comment susciter des représentations diverses dans l’imagination des lecteurs et des lectrices si le masculin l’emporte toujours ?
Un de mes auteurs favoris est Philippe Jaenada (dont je recommande tous les romans / enquêtes si vous cherchez un page turner) : l’été dernier j’ai lu son livre La petite femelle, enquête sur l’histoire vraie de Pauline Dubuisson, accusée du meurtre de son amant. Le livre n’est pas écrit en inclusif mais l’ouvrage, sans être ouvertement féministe, démontre comment une femme a payé le prix de son genre et a fini condamnée pour un crime qu’elle n’avait pas commis.
Philippe Jaenada note bien comment la langue française contribue à renforcer une vision genrée des rôles des femmes, dans les métiers comme dans le crime :

Pauline est peut-être égoïste, si on veut, à ce moment-là de sa vie en tout cas, et n’a rien d’une meneuse ni d’une précurseuse volontaire (le correcteur d’orthographe n’aime pas ça, “précurseur” n’existe pas au féminin – ce ne serait pourtant pas tellement compliqué, comme pour tueur ou emmerdeur (…).

Et donc Philippe Jaenada décide d’écrire “précurseuse” même si le mot “n’existe pas”, au moins pour le correcteur orthographique. Ce qu’il faudrait plutôt dire en réalité, c’est que le mot “précurseuse” est peu usité : son existence est doublement valide, d’abord parce que c’est la variation féminine naturelle de “précurseur” (comme “tueuse” pour “tueur” ou “emmerdeuse” pour “emmerdeur”), et ensuite parce que le choix de l’auteur de l’employer suffit à le faire exister.
Parce que c’est l’usage qui fait la langue (et non l’inverse), et parce que la littérature (comme la chanson ou le cinéma) contribue à ancrer ces usages, c’est aussi un espace de liberté pour jouer avec elle et faire exister le féminin.

La liberté de faire exister le féminin dans la langue

Et si on inversait la règle du masculin qui l’emporte pour faire l’emporter le féminin ? C’est ce que fait Typhaine D dans ses spectacles écrits et dits à la féminine universelle (et qui vient de jouer triomphalement au festival d’Avignonne).

Et ce n’est pas la seule : Martin Winckler, médecin et auteur, a publié en 2019, L’école des soignantes, un livre écrit au féminin. Il explique sa démarche dans une interview :

J’utilise l’écriture inclusive depuis près de trois ans sur mon blog. Si on veut signifier l’engagement féministe, cela devrait se traduire par la langue. Cet hôpital pratique une formation égalitaire, progressiste, où tout le monde commence au même niveau. Signifier que tout le monde refuse la hiérarchie, c’est dire tout le monde au féminin. Le rapport de force, de préférence, l’accord du participe passé avec le masculin pluriel, on n’y est plus, on est au-delà. Tous ceux qui accepteront de jouer le jeu, c’est qu’ils n’ont plus de problème avec le genre.

Si dans ces exemples, le féminin grammatical devient universel et prend une valeur générique, il existe une variété de manières pour les autrices et les auteurs d’incorporer la sensibilité au langage inclusif dans leur écriture : parfois, c’est par une simple alternance du masculin et du féminin, notamment pour les pluriels qui désignent des groupes, comme dans Que notre joie demeure de Kevin Lambert, ouvrage qui avait fait parler de lui à cause du recours par son auteur à une relecture sensible. Ici, pas de note à destination du lectorat pour expliquer la démarche mais une surprise à la lecture de ce féminin qui interpelle et amène parfois à relire des phrases qu’on pense avoir mal comprises.

Dans un tout autre registre, Alain Damasio, auteur de science-fiction, a fait paraître il y a quelques mois Vallée du silicium (plutôt une série d’essais sur les technologies que de la fiction par ailleurs) : une Note sur la féminisation des pluriels explique le choix de l’auteur d’avoir recours, un chapitre sur deux, à la “féminisation assumée des pluriels neutres”. Cet exemple est intéressant parce que la note elle-même est écrite sur un ton que je trouve assez hautain : en parlant des différents outils du langage inclusif, il écrit : “Ici, comme souvent, c’est la fluidité, qualité princeps de l’écriture, qui fait défaut”. Heureusement, Damasio est là pour apporter sa “solution simple et percutante”, en toute modestie.
Si à titre personnel le livre m’est un peu tombé des mains et que les positions de l’auteur me semblent parfois assez emblématiques du “c’était mieux avant” limite réactionnaire, il a le mérite de proposer à une audience pas nécessairement intéressée par les sujets féministes une réflexion sur le genre des mots.
Les dernières lignes de sa note me semblent à ce titre très pertinentes :

Subsumer en miroir le masculin fait ressentir, il me semble, ce que ça fait d’être implicite, et donc pas exprimé dans un texte. Ce que ça change (ou pas) de notre perception de l’équilibre des genres. Comme vous l’éprouverez sûrement, ce modeste retournement produit un trouble réel, que je trouve stimulant, sinon salutaire.

Dépasser les limites de la binarité de genre

Il y a un endroit où s’affranchir d’un français masculinisé et d’une langue par construction très binaire devient un impératif : dans les récits où la question des identités de genre est centrale. C’est notamment le cas de la science-fiction féministe. Récemment, Ines Hinojo-Moulin, spécialiste en traduction, recommandait sur Linkedin Subtil béton, un ouvrage collectif signé Les aggloméré·e·s. Elle explique comment chaque personnage de l’histoire emploie différemment l’écriture inclusive : Zoé les termes épicènes, Koma le E majuscule, onik les apostrophes, Faz les points médians.
Cela me fait penser à la linguiste Julie Abbou qui préfère parler de “pratiques féministes du langage” plutôt que de langage inclusif et encourage la multiplicité des pratiques plus que la normalisation de certaines, afin de cultiver la joie qui naît de la créativité et de l’innovation littéraire sans contraintes.

La créativité du jeu sur le genre grammatical mais également sur le vocabulaire lui-même s’exprime dans toute sa complexité et sa puissance dans la traduction française de BlutbuchHêtre pourpre, de Kim de l’Horizon, autaire qui se définit comme gender fluid. Livre autobiographique qui revient sur les souvenirs d’enfance de Kim, le texte est un choc sur le fond comme sur la forme : la note de la traductrice, Rose Labourie, est un bijou qui démontre les trésors d’imagination et de réflexion dont il faut faire preuve quand on traduit vers le français un texte où les genres sont questionnés à chaque page, que ce soit dans les mots ou dans la peau du personnage.

Ode à la puissance créatrice des mots, cette “langue magique” brouille toutes les pistes, franchit toutes les limites, abolit toutes les frontières. Les genres, les registres, les langues, les références s’entremêlent au gré des jeux de mots, des néologismes, des échos sonores. En traduisant cette partie, j’ai fait mienne la seule consigne donnée par l’autaire à ses traducteurices : “LIBERTÉ POÉTIQUE”.

Rose Labourie cite d’ailleurs dans ses références un autre de mes livres préférés, entre essai de traductologie et journal intime : Sur les bouts de la langue, Traduire en féministe/s de Noémie Grunenwald.
L’occasion de mettre en avant, au-delà des autrices et des auteurs, les traducteurs mais surtout les traductrices, comme Rose Labourie ou Carine Chicherau (qui a traduit le génialissime Matrix de Lauren Groff dont je parlais récemment, un régal de noms de métiers médiévaux féminins), ou dans le champ de la non-fiction la collective (r)évolution inclusive : parce qu’une mauvaise traduction peut gâcher une lecture (comme je l’ai déjà expérimenté), merci à elles d’être parmi les précurseuses (si, si) de la traduction en français inclusif.

J’ai compilé sur Senscritique.com la liste des ouvrages de littérature en français inclusif que j’ai lus ou qui m’ont été recommandés : n’hésitez pas à commenter cette liste ou m’écrire à alicia@reworlding.fr en répondant à cet email si vous avez d’autres références de fiction en français inclusif à y ajouter !

Rendez-vous sur Senscritique.com pour découvrir la liste !Rendez-vous sur Senscritique.com pour découvrir la liste !


re·wor·l·ding fait une pause estivale : mais la rentrée va être chargée !

Retour de la newsletter dans votre inbox en septembre. Et il y aura beaucoup de nouveautés pour re·wor·l·ding à la rentrée : lancement d’une offre de formation en e-learning, d’un ebook gratuit sur le langage inclusif et du contenu vidéo sur les réseaux.
D’ici là, prenez-bien soin de vous ;)
A bientôt !
Alicia