« Et toi, tu connais ton poids en grossophobie ? »

J'aurais pu changer de sujet, me recentrer sur l'actualité du moment, et même renoncer face à l'actualité du moment. Mais rester dans l'action permet de surmonter la violence du quotidien. Une violence qu'on retrouve à différentes échelles, notamment sur les murs du métro, où la grossophobie s'est récemment affichée en 4 par 3 au nom de l'écologie.

re·wor·l·ding
6 min ⋅ 10/11/2023

Je réfléchis beaucoup aux notions de priorités et de décence ces jours-ci. En ce moment, l’actualité autour du sujet qui me mobilise, de nouveau sous le feu des projecteurs depuis que le Sénat a adopté une proposition de loi pour interdire l’écriture inclusive, me confronte à un paradoxe intérieur : j’ai envie de défendre ce sujet bec et ongles, mais est-ce vraiment la priorité alors que le monde vit dans le chaos ? Est-il décent d’aller saisir chaque opportunité de faire de la pédagogie quand les bombes tombent ? Est-il hypocrite de me poser ces questions maintenant alors que l’humanité n’a pas attendu l’actualité récente pour vivre dans la violence et dans la haine ? Faut-il, au fond, hiérarchiser les luttes ?

Rester dans l’action, influencer, élargir les horizons

Dans ces cas-là, pour ne pas sombrer dans la paralysie et l’anxiété, je me rappelle l’existence d’un outil mis au point par Steven Corvey, le cercle d’influence, qui répartit nos sources d’inquiétude en 3 cercles concentriques pour nous aider à passer à l’action sur ce qui compte vraiment : le plus grand cercle, qui englobe tous les autres, est celui des préoccupations (concern), c’est-à-dire tout ce qui nous inquiète ; le second est celui de l’influence où les personnes proactives vont se concentrer et influencer le cours des évènements en fonction de leurs capacités et leur position ; le troisième est le cercle du contrôle, celui des sujets sur lesquels on a une maîtrise directe des évènements. Ce cercle est différent pour chaque personne en fonction de sa situation personnelle, de son réseau, de son pouvoir d’agir aussi.

En ce moment, je sais qu’il y a un sujet sur lequel je peux avoir une influence et je l’exerce : je peux contribuer au débat sur l’écriture inclusive (que je préfère appeler langage inclusif, d’ailleurs) en apportant des éléments de compréhension pour que chacun et chacune puisse se faire un avis éclairé. Je l’ai fait en créant une vidéo pédagogique sur Instagram, en partageant ma vision du pouvoir du langage dans la culture d’entreprise dans le podcast Inclusivement vôtre de Laura Driancourt ou Les Alignées de Charline Moreau, en signant aux côtés de 130 autres féministes une tribune parue dans Le Monde initiée par Eliane Viennot et Typhaine D, en même en allant sur CNews participer à un « débat ».

Pour moi, agir dans ma zone d’influence est une manière d’avoir un impact immédiat mais aussi de continuer à élargir les horizons de réflexion pour le futur. Cette proposition de loi sur l’interdiction de l’écriture inclusive est la 9e depuis 2018, et certainement pas la dernière. Elle mobilise des arguments calqués sur la rhétorique réactionnaire décrite par Albert O. Hirschman et nous enferme dans une vision typographique et genrée du langage inclusif : on ne parle que de point médian et, parfois, d’égalité femmes-hommes. Alors que pour moi, le langage inclusif, c’est bien plus que ça.

En France, et plus généralement, dans les pays qui ont une langue grammaticalement genrée comme l’espagnol, l’allemand ou l’italien, on pense souvent le langage inclusif par le seul prisme du genre (et d’ailleurs dans une perspective très binaire femmes-hommes). Inspirée par les pratiques états-uniennes qui parlent de langage inclusif et précis, j’élargis ma conception du langage inclusif pour analyser tous les termes qui désignent des personnes, les expressions et les messages qui véhiculent des stéréotypes et renforcent les discriminations. Si on prend un exemple très concret, défaire le discours grossophobe dans la publicité est pour moi une des facettes d’une communication inclusive. La dernière campagne de Nos Gestes Climat est un bel exemple, si l’on peut dire, de décryptage utile pour continuer à élargir notre réflexion sur les mots qui nous entourent, qu’ils fassent l’actualité ou non.

Quand écologie rime avec grossophobie

Quand j’ai vu cette campagne pour la première fois, en 4 par 3 dans le métro à Paris, je suis restée en arrêt, littéralement. On y voit une femme, regardant son téléphone, faisant une mine effarée, bouche ouverte, avec le texte « Et vous, connaissez-vous votre poids ? ».

« Oh my god, je pèse 10 tonnes »« Oh my god, je pèse 10 tonnes »

Cette affiche, qui s’inscrit dans une campagne plus large comportant au moins 5 visuels tous sur le même modèle (avec des femmes et des hommes, c’est au moins mixte), émane de Nos Gestes Climat, un calculateur d’empreinte carbone développé par l’Agence de la transition écologique (ADEME) et beta.gouv.fr, en partenariat avec l’Association Bilan Carbone (ABC). Son objectif est de nous encourager à calculer notre empreinte carbone individuelle (exprimée en tonnes de CO2) pour prendre conscience de notre impact sur l’environnement et identifier des moyens de le réduire.

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Par Alicia Birr

Un des éléments fondamentaux pour cultiver son regard critique sur les mots est de toujours avoir en tête où se situe celle ou celui qui écrit : notre âge, notre genre, notre passé, notre présent, nos conditions de vie influencent évidemment ce que nous ressentons, pensons et comment nous l’exprimons avec des mots (si même on parvient à l’exprimer, soit parce que l’on manque des mots pour le faire ou que l’on n’a pas d’espace où rendre publics, visibles ces mots).

Aussi, il me semble inconcevable de contribuer à cette vaste entreprise d’éducation par la déconstruction du langage sans dire où moi, je me situe.
Je suis une femme blanche, cisgenre, hétérosexuelle, en couple, mariée, mère de trois enfants, dans ma quarantaine, vivant à Paris, doublement diplômée dans des cursus dits prestigieux, ancienne cadre dans une entreprise multinationale, aujourd’hui indépendante, je suis privilégiée.
Je suis une femme qui a été témoin de violences sexistes depuis son enfance, qui a été harcelée, qu’un homme a tenté d’agresser dans le métro sans que personne n’intervienne, qu’on a traitée de conne en réunion, qui a subi des violences obstétricales.
Je suis une femme féministe, qui a milité dans une association LGBTQI+, qui a été hôtesse d’accueil à la Défense, qui a créé, dirigé puis fermé son entreprise, qui adore l’école, qui aime beaucoup parler en public et former les gens, qui coache d’autres femmes.

Récemment, j’ai réfléchi à la notion de syndrome d’imposture et j’ai décidé de bannir cette expression de mon vocabulaire. Il y a plein de raisons que je pourrais invoquer pour délégitimer ma position : que je ne suis pas linguiste ou que je n’ai jamais été créa dans une agence de com. Mais il y a quelques temps j’ai entendu Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe, parler de sa propre légitimité à s’exprimer sur les questions écologiques, dont il n’est a priori pas expert sur le papier. Aux critiques qui cherchent à déligitimer son discours, donc, il répond simplement : “Mais je m’en fous, je sais que ce que je dis est intéressant”. Et j’ai décidé que pour moi, c’est pareil.

J’ai même envie de dire que c’est parce que je ne suis pas linguiste que ce que j’écris est intéressant : parce que c’est ancré dans le concret de mon quotidien, parce que c’est dit avec des mots accessibles (en tout cas, j’espère). Et que c’est nourri par mes expériences personnelles et professionnelles : j’ai travaillé dans la musique, dans la mode, dans les médias, chez Google, en tant que coach, productrice évènementielle, j’ai travaillé avec des bouts de ficelles et des moyens dispendieux, je suis retournée deux fois me former pour compléter ma formation initiale en sciences politiques.

Aujourd’hui, tout ça s’articule, les points se relient, et je donne du sens à mon parcours sur le vaste terrain de jeu du langage inclusif avec re·wor·l·ding, qui se veut à la fois un espace pédagogique de création de contenu accessible à toutes et à tous, et un véhicule pour faire de la formation et du conseil en communication inclusive dans les entreprises, ainsi que du coaching en management et leadership inclusif.

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