arnaque "pour tous"

Galette pour tous, yoga pour tous, santé pour tous : de la revendication des droits politiques et sociaux à l'accès aux produits de grande consommation, nous vivons l'ère du "pour tous". Pourtant, cette expression porte gravée en elle-même un paradoxe : elle n'exclut pas franchement les femmes, mais ne les inclut pas non plus. Vous voyez la diff ?

re·wor·l·ding
5 min ⋅ 13/02/2025

Récemment, je me suis de nouveau intéressée aux recherches des internautes sur le langage inclusif. Parmi celles qui ont les plus gros volumes de requêtes : "bonjour à tous écriture inclusive", "tous en écriture inclusive", "tous inclusif", "tous et toutes écriture inclusive".
Dans la liste des mots réputés difficiles en écriture inclusive, "tous" est au sommet, avec "nombreux" et "ceux".

Cela démontre bien que les internautes ne s'y trompent pas : ce mot dont la signification même est censée être englobante ("tous" signifie "l'ensemble, la totalité sans distinction", au cas où vous vous posiez la question) n'est pas si englobant que ça.

Et il y a une expression en particulier qui cristallise ce paradoxe, une phrase qu'on voit très souvent en publicité : le fameux "pour tous".

Petite histoire "pour tous"

À votre avis, de quand date la première occurrence de l'expression "pour tous" ? J'ai posé la question à mon IA préférée, et voilà ce que j'en retiens.

En gros, on peut définir 3 phases :

  • À l'Antiquité et au Moyen-Âge, l'idée de "pour tous" (même si ce n'est pas dans cette formulation) est utilisée principalement pour s'adresser à une communauté religieuse (toutes les personnes unies par une même foi).

  • À partir du 18e siècle, le "tous" devient politique, avec la notion des droits pour tous, dont un des textes fondateurs est la "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen" de 1789, qui commence par "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits" et parlent de "tous les citoyens". A ce stade, rappelons que quand on parle des hommes, on parle bien des êtres humains de genre masculin puisque les femmes (tout comme les esclaves et les enfants) sont exclues du périmètre de ce texte. "Tous les citoyens" sont donc bien "Tous les hommes citoyens". L'universalité dépasse les classes sociales mais pas le genre ou les origines ethno-raciales.

  • Au 20e siècle, l'expression "pour tous" apparaît dans cette forme, pour revendiquer l'accès de "toutes les personnes" à "tous les droits" notamment sociaux, mais aussi, avec le développement de la société de consommation, des produits et des services.

À l'époque contemporaine, l'idée de "pour tous" est donc très liée à la notion d'accès du plus grand nombre à un service d'utilité publique ou à un produit de grande consommation.
Et la publicité en a fait un slogan omniprésent.

"Pour tous" : une rivière de pensée adorée par la pub

Je vous ai déjà parlé du concept de rivière de pensée, ces automatismes, notamment de langage, acquis à force de répétition, et dont on ne songe même plus à questionner la pertinence ou la précision.

Utiliser le masculin dit générique pour parler à tout le monde, c'est une rivière de pensée : elle n'est pas spécifique à la pub puisque tout le monde le fait, partant de cette idée que le masculin serait neutre. Mais la pub offre des exemples très concrets de cas dans lesquels ce masculin devient absurde, comme avec certains slogans ou publicités sur le lieu de vente (PLV).

Quand en communication on cherche à faire passer le message qu'un produit ou un service est accessible au plus grand nombre, brandir "pour tous" en étendard est donc une formulation très fréquente.

Voici deux exemples que j'ai pris en photo dans la rue et le métro parisien (et vous en trouverez beaucoup d'autres en recherchant "publicités pour tous" sur Google Images).

Ici, le "pour tous" est aussi bien utilisé pour parler de l'accès à la santé, fondamental, que de l'accès à la galette des rois, qui l'est moins.

D'ailleurs, même quand l'image représente exclusivement des femmes, comme ici cette publicité pour des cours de yoga, ils sont "pour tous".
C'est étrange, absurde et d'autant plus frustrant qu'il y a une attention manifeste à représenter une certaine diversité de morphologies et de couleurs de peau.
Allez comprendre.

Et l'expression pour "pour tous" a une cousine, une autre rivière de pensée publicitaire qui joue sur le même tableau : "à tous ceux qui".

Qu'est-ce qui empêchait d'écrire dans l'image de gauche où on voit une femme (et encore une fois une femme racisée, preuve de l'attention à la diversité des profils représentés) : "Pour toutes celles qui..."
Réponse : rien. Et en plus, ça n'aurait pas coûter plus cher.
Attendez, vous pensez que les hommes se sentiraient moins concernés si c'était écrit au féminin ? Tiens donc.

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re·wor·l·ding

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Par Alicia Birr

Un des éléments fondamentaux pour cultiver son regard critique sur les mots est de toujours avoir en tête où se situe celle ou celui qui écrit : notre âge, notre genre, notre passé, notre présent, nos conditions de vie influencent évidemment ce que nous ressentons, pensons et comment nous l’exprimons avec des mots (si même on parvient à l’exprimer, soit parce que l’on manque des mots pour le faire ou que l’on n’a pas d’espace où rendre publics, visibles ces mots).

Aussi, il me semble inconcevable de contribuer à cette vaste entreprise d’éducation par la déconstruction du langage sans dire où moi, je me situe.
Je suis une femme blanche, cisgenre, hétérosexuelle, en couple, mariée, mère de trois enfants, dans ma quarantaine, vivant à Paris, doublement diplômée dans des cursus dits prestigieux, ancienne cadre dans une entreprise multinationale, aujourd’hui indépendante, je suis privilégiée.
Je suis une femme qui a été témoin de violences sexistes depuis son enfance, qui a été harcelée, qu’un homme a tenté d’agresser dans le métro sans que personne n’intervienne, qu’on a traitée de conne en réunion, qui a subi des violences obstétricales.
Je suis une femme féministe, qui a milité dans une association LGBTQI+, qui a été hôtesse d’accueil à la Défense, qui a créé, dirigé puis fermé son entreprise, qui adore l’école, qui aime beaucoup parler en public et former les gens, qui coache d’autres femmes.

Récemment, j’ai réfléchi à la notion de syndrome d’imposture et j’ai décidé de bannir cette expression de mon vocabulaire. Il y a plein de raisons que je pourrais invoquer pour délégitimer ma position : que je ne suis pas linguiste ou que je n’ai jamais été créa dans une agence de com. Mais il y a quelques temps j’ai entendu Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe, parler de sa propre légitimité à s’exprimer sur les questions écologiques, dont il n’est a priori pas expert sur le papier. Aux critiques qui cherchent à déligitimer son discours, donc, il répond simplement : “Mais je m’en fous, je sais que ce que je dis est intéressant”. Et j’ai décidé que pour moi, c’est pareil.

J’ai même envie de dire que c’est parce que je ne suis pas linguiste que ce que j’écris est intéressant : parce que c’est ancré dans le concret de mon quotidien, parce que c’est dit avec des mots accessibles (en tout cas, j’espère). Et que c’est nourri par mes expériences personnelles et professionnelles : j’ai travaillé dans la musique, dans la mode, dans les médias, chez Google, en tant que coach, productrice évènementielle, j’ai travaillé avec des bouts de ficelles et des moyens dispendieux, je suis retournée deux fois me former pour compléter ma formation initiale en sciences politiques.

Aujourd’hui, tout ça s’articule, les points se relient, et je donne du sens à mon parcours sur le vaste terrain de jeu du langage inclusif avec re·wor·l·ding, qui se veut à la fois un espace pédagogique de création de contenu accessible à toutes et à tous, et un véhicule pour faire de la formation et du conseil en communication inclusive dans les entreprises, ainsi que du coaching en management et leadership inclusif.

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