Le salon de l’agriculture cache-t-il les agricultrices ?

On les voit dans les médias, sur les briques de lait, sur des tracteurs, mais on ne les nomme presque jamais : les agricultrices. Retour sur l'invisibilisation par le langage des femmes dans l'agriculture et de l'opportunité pour les marques dites engagées de rééquilibrer les représentations.

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6 min ⋅ 29/02/2024

En ce moment se tient à la Porte de Versailles le Salon de l’agriculture dans un contexte politiquement très tendu, après plusieurs semaines de manifestations des agriculteurs. Et des agricultrices.
Aujourd’hui, j’analyse la manière dont le langage courant contribue à invisibiliser les femmes dans le monde agricole et je propose une alternative qui pourrait, dans certains cas, contribuer à les rendre plus visibles et audibles dans le champ médiatique et politique : le néologisme “agriculteurices” (ne vous en faites pas, tout va bien se passer).

Dans les médias, les agricultrices n’ont pas le droit d’être en colère

Une expression qui revient sans cesse pour parler de la mobilisation du monde agricole est "la colère des agriculteurs". Une recherche dans l'onglet actualité de Google renvoie plus de 40 000 résultats de titres d'articles de presse divers et variés qui contiennent cette expression. En revanche, aucun titre ne parle jamais de la colère des agricultrices, même quand c'est une femme qui l'incarne comme par exemple Karine Duc, coprésidente de la Coordination rurale de Lot-et-Garonne (CR 47), qui prend la parole fréquemment dans les médias. On les met en couverture, mais on ne les nomme pas.

Couverture de Paris Match : une agricultrice pour incarner "la révolte des paysans"Couverture de Paris Match : une agricultrice pour incarner "la révolte des paysans"

Ce qui ce joue ici est un grand classique de la langue française : l'emploi dit générique du masculin grammatical qui est censé représenter tout le monde, autrement dit, qui aurait valeur de neutre comme l'a soutenu Emmanuel Macron encore récemment. Le problème de cette conception, c'est qu'elle est fausse (comme nous le rappelions dans cette tribune parue dans Le Monde que j'ai eu l'honneur de co-signer) car elle ne rend pas compte des données scientifiques qui sont unanimes : depuis 1975, près de 400 études ont été publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture par plus de 500 universitaires sur au moins une dizaine de langues (dont le français). Le consensus scientifique est clair : le masculin dans la langue a tendance à déclencher des représentations d'hommes, et non pas de groupes mixtes.
Parler des agriculteurs, même au pluriel, déclenchera plutôt dans nos esprits la vision d'hommes sur des tracteurs que de femmes.

Or, les femmes sont loin d'être ultra minoritaires dans le monde agricole puisque 29% des exploitations sont dirigées par des femmes (seules ou avec un ou plusieurs hommes). Avec près d'un tiers de femmes, on n’est pas dans le cas d'une profession très majoritairement genrée comme les assistantes maternelles où l'emploi d'un genre grammatical majoritaire peut faire sens.
Au-delà de leur proportion dans les exploitations, il est aussi intéressant de mesurer leur rôle politique, comme le fait cet article de The conversation France écrit par Clémentine Comer, Mobilisations agricoles : où (en) sont les femmes ? qui démontre que la part des femmes tend à croître considérablement dans les instances politiques agricoles (comme les syndicats) mais que leurs fonctions dans les mobilisations sont aussi marquées par des stéréotypes de genre :

Elles se présentent comme celles qui « prennent la relève » des hommes mobilisés, comme dans le cas du barrage gersois de Dému le 28 janvier dernier où est organisé, à l’initiative des agricultrices du département, une journée dédiée aux femmes et aux familles. Elles se représentent aussi comme celles qui « prennent le relais » sur les exploitations, en apportant leur soutien à l’arrière, incarnant ainsi les « épouses honorables et les gardiennes indéfectibles » de la communauté familiale.

Pour contribuer à rendre visibles les femmes dans l'agriculture, il y a pourtant un outil simple, gratuit et accessible : je vous le donne en mille, le langage inclusif.

Le salon de l’agriculture, un terme englobant mais invisibilisant

Parler de Salon de l'agriculture plutôt que Salon des agriculteurs est une manière tout à fait inclusive de nommer cet évènement. L'agriculture est ici un terme englobant (comme "monde agricole" qu'on voit beaucoup) qui neutralise et ne marque pas un genre. Alors de quoi je me plains ?

D'abord, l'agriculture renvoie à un secteur d'activité très large, loin d'être composé uniquement d'agriculteurs et d'agricultrices. Au salon, on voit aussi des marques, des institutions, des prestataires de services et j'en passe. Il aurait été imprécis de personnaliser le nom du salon autour de la seule figure des agriculteurs ou agricultrices.

Ensuite, parce qu'un évènement, ce n'est pas uniquement un nom mais aussi un ensemble de supports de communication qui sont autant d'opportunités de nommer et de rendre visibles les hommes et les femmes qui font l'agriculture.. Prenons l'exemple du site web du Salon : j'ai demandé à Gemini, l'intelligence artificielle de Google, d'y compter le nombre d'occurrences des mots "agriculteur" et "agricultrice", au singulier et au pluriel. Ô surprise, 51 occurrences au masculin contre 10 au féminin, qui sont presque toutes des descriptions accolées à des noms de participantes au salon (on parle donc de femmes spécifiques, pas des agricultrices comme groupe à part entière). Ce n'est pas pire que sur le site de la Chambre des métiers de l'artisanat, mais ce n'est pas glorieux non plus.

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Par Alicia Birr

Un des éléments fondamentaux pour cultiver son regard critique sur les mots est de toujours avoir en tête où se situe celle ou celui qui écrit : notre âge, notre genre, notre passé, notre présent, nos conditions de vie influencent évidemment ce que nous ressentons, pensons et comment nous l’exprimons avec des mots (si même on parvient à l’exprimer, soit parce que l’on manque des mots pour le faire ou que l’on n’a pas d’espace où rendre publics, visibles ces mots).

Aussi, il me semble inconcevable de contribuer à cette vaste entreprise d’éducation par la déconstruction du langage sans dire où moi, je me situe.
Je suis une femme blanche, cisgenre, hétérosexuelle, en couple, mariée, mère de trois enfants, dans ma quarantaine, vivant à Paris, doublement diplômée dans des cursus dits prestigieux, ancienne cadre dans une entreprise multinationale, aujourd’hui indépendante, je suis privilégiée.
Je suis une femme qui a été témoin de violences sexistes depuis son enfance, qui a été harcelée, qu’un homme a tenté d’agresser dans le métro sans que personne n’intervienne, qu’on a traitée de conne en réunion, qui a subi des violences obstétricales.
Je suis une femme féministe, qui a milité dans une association LGBTQI+, qui a été hôtesse d’accueil à la Défense, qui a créé, dirigé puis fermé son entreprise, qui adore l’école, qui aime beaucoup parler en public et former les gens, qui coache d’autres femmes.

Récemment, j’ai réfléchi à la notion de syndrome d’imposture et j’ai décidé de bannir cette expression de mon vocabulaire. Il y a plein de raisons que je pourrais invoquer pour délégitimer ma position : que je ne suis pas linguiste ou que je n’ai jamais été créa dans une agence de com. Mais il y a quelques temps j’ai entendu Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe, parler de sa propre légitimité à s’exprimer sur les questions écologiques, dont il n’est a priori pas expert sur le papier. Aux critiques qui cherchent à déligitimer son discours, donc, il répond simplement : “Mais je m’en fous, je sais que ce que je dis est intéressant”. Et j’ai décidé que pour moi, c’est pareil.

J’ai même envie de dire que c’est parce que je ne suis pas linguiste que ce que j’écris est intéressant : parce que c’est ancré dans le concret de mon quotidien, parce que c’est dit avec des mots accessibles (en tout cas, j’espère). Et que c’est nourri par mes expériences personnelles et professionnelles : j’ai travaillé dans la musique, dans la mode, dans les médias, chez Google, en tant que coach, productrice évènementielle, j’ai travaillé avec des bouts de ficelles et des moyens dispendieux, je suis retournée deux fois me former pour compléter ma formation initiale en sciences politiques.

Aujourd’hui, tout ça s’articule, les points se relient, et je donne du sens à mon parcours sur le vaste terrain de jeu du langage inclusif avec re·wor·l·ding, qui se veut à la fois un espace pédagogique de création de contenu accessible à toutes et à tous, et un véhicule pour faire de la formation et du conseil en communication inclusive dans les entreprises, ainsi que du coaching en management et leadership inclusif.

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