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Langage inclusif dans l'espace public, vieux stéréotypes, nouveaux imaginaires : une newsletter pour cultiver son esprit critique en décryptant les mots qui nous entourent.

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Par Alicia Birr
11 juin · 4 mn à lire
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Européennes : leçons de propagande électorale

Analyser la propagande électorale par le prisme du langage inclusif, c'est mon dada. Mais 2 jours après le vote, ses résultats me font voir différemment mes conclusions. Et si le langage inclusif était une des prochaines formes de résistance citoyenne face à l'extrême droite ?

C’est devenu un rituel : à chaque élection, j’attends avec impatience qu’arrive dans ma boîte aux lettres le pli contenant toutes les professions de foi des différents partis politiques. Quand il est là, je prends mes surligneurs, je lis attentivement chaque document, et je cherche. Je cherche tout ce qui dans les textes démontre (ou pas), l’emploi d’un langage inclusif.

En 2022, je l’ai fait pour les élections présidentielles : Emmanuel Macron était arrivé en dernière place de mon classement, pénalisé par son slogan “Nous tous”. J’avais relevé quelques points médians par-ci par-là, et pas forcément aux endroits les plus évidents (Jean Lassalle avait obtenu le prix spécial du jury), mais en gros, j’avais observé, sans surprise, une cohérence entre le positionnement politique et l’utilisation d’un langage inclusif (plus on est à gauche, plus on l’utilise).

Alors j’ai remis le couvert pour les élections européennes. Mais je n’avais pas anticipé deux choses : que la propagande électorale (terme qui désigne l’ensemble des supports qui permettent à un parti politique de communiquer ses éléments de programme : affiches, professions de foi, tracts...) arriverait si tard (le vendredi matin dans ma boîte aux lettres) et que le président allait décider de dissoudre l’Assemblée Nationale au vu des résultats (qui, eux, étaient prévisibles).

Aujourd’hui, à 3 semaines de l’arrivée potentielle d’un gouvernement mené par le Rassemblement National, à quoi peut bien servir ma petite analyse de la propagande électorale et mes blagues sur le chaton mignon du Parti animaliste ? Laissez-moi vous l’expliquer.

Le langage est politique

C’est une phrase que vous avez peut-être déjà entendue : elle explicite le fait que les mots employés, notamment dans l’espace public ou médiatique, ont un impact, au-delà des informations, avis, idées qu’ils permettent d’exprimer, sur le monde social et politique dans lequel nous vivons. Quand des personnalités politiques emploient certains mots pour parler de certaines réalités, le choix de ces mots n’est pas anodin : par exemple, parler d’ensauvagement, de décivilisation ou de grand remplacement participe d’une rhétorique réactionnaire raciste et d’un discours visant à faire reposer la responsabilité des divers maux de notre société sur les personnes racisées, expression elle-même plutôt employée par les personnes anti-racistes défendant le décolonialisme. Les mots nous situent politiquement et forment notre perception de la réalité.

Le concept de novlangue est une autre illustration de l’idée que le langage est politique : originellement langue parlée en Océania dans le roman 1984 de George Orwell, c’est aujourd’hui un terme plus largement utilisé pour désigner une langue dans laquelle le sens des mots est détourné en vue de manipuler les citoyen·nes. L’idée est bien que les mots (dont on détourne le sens, qu’on supprime ou qu’on promeut) contribuent à forger nos représentations du monde, notre capacité à y agir mais aussi à résister.

Dans le champ du langage inclusif, cette idée que le langage est politique est encore plus évidente, et c’est d’ailleurs le sujet de ces deux livres qui explorent différentes facettes de ce lien :

Le sous-titre du livre de Julie Abbou, Tenir sa langue, est précisément Le langage, lieu de lutte féministe. Il explore comment le langage construit le genre et revient sur l’histoire politique du genre grammatical. C’est dans ce livre que j’ai appris les origines religieuses du concept de langage inclusif, développé par des églises états-uniennes dans les années 1970 dans la perspective de revoir la lithurgie et la traduction des textes bibliques pour mieux y inclure et représenter les femmes. Ce sont les premiers travaux de recherche de Julie Abbou qui ont aussi démontré comment les milieux militants queer, anarchistes et d’extrême-gauche sont les premiers à s’être saisi de la puissance politique de ce que la linguiste préfère appeler les “pratiques féministes du langage” dans leurs tracts et fanzines. D’ailleurs, à Nantes la semaine dernière, j’ai photographié des affiches qui m’ont fait penser à son travail.

Dans le numéro des Cahiers du genre intitulé Genre, langue et politique, ce sont des chercheurs et chercheuses du monde entier qui partagent leurs analyses sur les débats qui animent leur pays autour du langage non sexiste. Le premier chapitre, Le langage inclusif est politique : une spécificité française, démontre comment le débat sur l’écriture inclusive permet aussi la diffusion d’un discours anti-féministe, éminemment politique.

C’est cette conviction qui me fait analyser la propagande électorale par le prisme du langage inclusif. Et pour les européennes, je n’ai pas été déçue. Enfin, si.

Européennes 2024 : surprise, on ne progresse plus

Pour établir le classement des professions de foi aux élections européennes par le prisme du langage inclusif, j’ai compté les occurrences de :

– masculins dit génériques (les citoyens, les Français, les agriculteurs…)
– doublets (“Françaises, Français”… dont notre président est pourtant friand)
– noms de métiers (féminisés ou utilisés au masculin même pour les femmes)
– formulations épicènes ou englobantes

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